XVII

 

 

Cela se passait dans la nuit de dimanche. L'enfant de Lena naquit le lendemain matin. L'aube pointait quand Byron arrêta le galop de sa mule en face de la maison qu'il avait quittée à peine six heures auparavant. Il sauta à terre et, en courant, franchit l'étroite allée qui menait à la véranda sombre. Malgré sa hâte, il avait l'air de s'observer lui-même de loin, pensant, avec une absence de surprise quelque peu ironique : « Byron Bunch mettant un enfant au monde. Si j'avais pu me voir dans ce rôle-là, il y a quinze jours, je n'en aurais pas cru mes yeux. Je leur aurais dit qu'ils mentaient. »

La fenêtre derrière laquelle, six heures auparavant, il avait laissé le pasteur, était sombre maintenant. Tout en courant, il revoyait le crâne chauve, les poings crispés, le corps flasque, étalé sur le bureau. « Mais je me figure qu'il n'a point beaucoup dormi. Même s'il ne fait pas la... la... » il ne pouvait pas trouver le mot sage-femme qu'il savait qu'Hightower emploierait. « M'est avis que je n'en ai pas besoin », expliqua-t-il, comme un homme qui court vers un fusil ou qui s'en écarte n'a pas le temps de se demander si le mot, pour désigner ce qu'il fait, est courage ou lâcheté.

La porte n'était pas fermée à clé. Il savait probablement qu'il en serait ainsi. Il avança à tâtons dans le corridor. Il faisait du bruit. Il n'essayait même pas de n'en pas faire. Il n'avait jamais été dans la maison plus loin que la salle où il avait vu le propriétaire affaissé sur le bureau, dans la pleine lumière de la lampe. Et cependant, il ne se trompa pas de porte. Il y alla aussi directement que s'il la connaissait, que s'il pouvait la voir, que si quelqu'un l'y guidait. « C'est ce qu'il dirait, pensa-t-il, tâtonnant, en hâte, dans le noir. Et c'est ce qu'elle dirait aussi. » Il voulait dire Lena, couchée là-bas dans la case, en proie déjà aux premières douleurs. « Seulement, ils emploieraient tous les deux un mot différent pour désigner le guide. » Il pouvait entendre Hightower ronfler maintenant, avant d'entrer dans la chambre. « Il n'a pas l'air si bouleversé après tout », pensa-t-il. Puis il pensa immédiatement : « Non. Ce n'est pas bien, ce n'est pas juste. Parce que je ne crois pas ça. Je sais que, s'il dort et si, moi, je ne dors pas, c'est parce qu'il est vieux et qu'il a moins de résistance que moi. »

Il s'est approché du lit. L'occupant, toujours invisible, ronflait profondément. Il y avait dans ce ronflement quelque chose de profond, des totalement abandonné. De l'abandon, pas de la fatigue, comme s'il avait renoncé, comme s'il avait perdu complètement cette maîtrise que l'on a de ce mélange d'orgueil, d'espoir, de vanité, de crainte, de pouvoir de se cramponner, soit à la défaite, soit à la victoire, dont se compose le Je Suis et dont l'abandon est généralement la mort. Debout, près du lit, Byron pensait encore Une triste chose. Une triste chose Il lui semblait maintenant qu'éveiller l'homme de ce sommeil était la plus cruelle blessure qu'il lui eût jamais faite. « Mais ce n'est pas moi qui attends, pensa-t-il. Dieu le sait. Car je crois que moi aussi, dernièrement, Il m'a surveillé ainsi que tous les autres pour voir ce que j'allais faire. »

Il toucha le dormeur, sans brusquerie, mais fermement. Le ronflement cessa sous la main de Byron. Hightower, obèse, se redressa et s'assit brusquement :

— Oui, dit-il. Quoi ? Qui est là ? Qui est-ce ?

— C'est moi, dit Byron. C'est Byron encore. Êtes-vous réveillé maintenant ?

— Oui. Quoi... ?

— Oui, dit Byron. Elle dit qu'il est temps. Que le moment est venu.

— Elle ?

— Dites-moi où est la lumière... Mrs. Hines... Elle est là-bas. Je vais chercher le docteur. Mais il me faudra peut-être du temps. Aussi, vous pouvez prendre ma mule. Ce trajet ne sera pas trop long pour vous, je crois. Avez-vous toujours votre livre ?

Au mouvement que fit Hightower le lit craqua : — Le livre ? Mon livre ?

— Le livre dont vous vous êtes servi pour la naissance de ce petit nègre. Je voulais simplement vous le rappeler au cas où vous auriez besoin de l'emporter avec vous. Au cas où je n'arriverais pas à temps avec le docteur. Ma mule est là, à la grille. Elle connaît le chemin.

Je vais aller en ville à pied chercher le docteur. Je retournerai là-bas dès que je pourrai.

Il fit demi-tour, retraversa la chambre. Il pouvait entendre, sentir l'homme assis sur son lit. Il s'arrêta au milieu de la pièce, juste le temps nécessaire pour trouver la lampe pendue au bout du fil et l'allumer. Quand la lumière se fit, il se dirigeait déjà vers la porte. Il ne se retourna pas. Derrière lui, il entendit la voix de Hightower.

— Byron ! Byron !

Il ne s'arrêta pas. Il ne répondit pas.

Le jour se levait. Il s'éloigna rapidement dans la rue déserte, sous les réverbères espacés. Autour des lumières mourantes, les insectes tournoyaient, se heurtaient encore. Mais le jour augmentait. Quand il arriva sur la place, les façades du côté de l'est détachaient sur le ciel leurs contours nets. Il pensait rapidement. Il ne s'était pas inquiété d'un docteur. Tout en marchant, il s'emportait contre lui-même, en proie à cette terreur mêlée de rage qu'éprouverait un jeune père pour ce qu'il estimait maintenant une stupide et criminelle négligence. Pourtant, ce n'était pas exactement la sollicitude d'un futur père. Derrière ce sentiment, il y avait autre chose, quelque chose qu'il ne devait reconnaître que plus tard. C'était comme si, dans son cerveau tout obscurci encore par la nécessité de se hâter, quelque chose s'apprêtait à s'élancer sur lui, toutes griffes dehors. Mais, ce qu'il pensait, c'était : « Il faut me décider tout de suite. Il a très bien accouché cette négresse, dit-on. Mais, cette fois, c'est différent. J'aurais dû le faire la semaine dernière, m'enquérir d'un docteur, au lieu d'attendre, d'avoir à expliquer à la dernière minute, d'aller sonner de porte en porte jusqu'à ce que j'en trouve un qui veuille bien venir, qui veuille bien croire les mensonges qu'il me faudra lui débiter. Ma parole, il semblerait qu'après avoir menti autant que je l'ai fait ces derniers temps, je devrais maintenant pouvoir inventer des mensonges qui tromperaient tout le monde, hommes et femmes. Mais je n'ai pas confiance. Sans doute, ce n'est pas dans mon caractère de pouvoir inventer un bon mensonge et de le faire bien. » Il marchait vite. Ses pas sonnaient creux, solitaires, dans la rue déserte. Il ne se doutait pas que sa décision était prise. Il n'y voyait rien de paradoxal ni de comique. Elle avait pénétré trop vite dans son esprit. Elle y était fixée trop fermement quand il en prit conscience. Elle dirigeait ses pas. Ses pieds le menaient chez ce même docteur qui était arrivé trop tard à la naissance du petit nègre à laquelle Hightower avait officié avec son rasoir et son livre.

Cette fois encore, le médecin arriva quand tout était fini. Byron dut attendre qu'il s'habillât. Il n'était plus tout jeune, s'embarrassait de peu, et grognait qu'il l'eût réveillé à cette heure. Il lui fallut chercher la clé de son auto qu'il gardait dans un petit coffre-fort en métal dont, à son tour, il ne put tout de suite trouver la clé. Il s'opposa aussi à ce que Byron Bunch fît sauter la serrure. Si bien que, lorsqu'ils arrivèrent enfin à la cabane, le ciel, à l'orient, était couleur primerose, et l'on sentait déjà la venue proche du soleil d'été. Les deux hommes, plus âgés maintenant, se trouvèrent de nouveau à la porte d'une case composée d'une seule chambre, le professionnel vaincu par l'amateur. Quand il passa la porte, le docteur, en effet, perçut le cri du nouveau-né. Tout agité, il regarda le pasteur :

— Eh bien, docteur, dit-il, si Byron m'avait seulement dit qu'il vous avait déjà appelé, je serais resté dans mon lit. » Il passa devant le pasteur et entra : « On dirait qu'aujourd'hui vous avez eu plus de chance que la dernière fois où nous nous sommes trouvés en consultation. Seulement, vous m'avez l'air d'avoir, vous-même, grand besoin d'un docteur. A moins que ce ne soit d'une tasse de café. » Hightower dit quelque chose, mais le docteur, sans s'arrêter, était entré dans la chambre où une jeune femme qu'il n'avait jamais vue gisait, blême et défaite, sur un petit lit de sangle. Une vieille femme, en robe violette, qu'il n'avait jamais vue non plus, tenait le bébé sur ses genoux. Dans l'ombre, un vieillard dormait sur un autre lit de camp. Quand il le remarqua, le docteur se dit en lui-même que l'homme avait l'air mort, tant il dormait profondément, paisiblement. Mais, il ne remarqua pas le vieillard tout de suite. Il s'approcha de la vieille femme qui tenait le bébé :

— Tiens, tiens, dit-il. Byron devait être troublé. Il ne m'avait pas dit que toute la famille serait là, y compris grand-père et grand-mère.

La femme leva les yeux sur lui. Il pensa : « Elle a beau être assise, elle n'a guère l'air plus vivante que lui. Elle a l'air trop gâteuse pour se rendre compte que ce bébé est un de ses enfants, et encore moins qu'elle en est la grand-mère.

— Oui », dit la femme. Elle le regardait, penchée au-dessus de l'enfant. Alors, il s'aperçut que son visage n'était ni stupide ni vide. Il vit qu'il était à la fois calme et terrible, comme si calme et terreur, morts depuis longtemps, avaient, soudain, et à la fois, ressuscité. Mais il remarqua surtout son attitude, l'attitude d'un roc et d'une bête tapie. Elle hocha la tête dans la direction de l'homme. Pour la première fois, le docteur le regarda en face, sur l'autre lit où il dormait. Elle dit, dans un murmure rusé et frémissant aussi d'un reste de terreur : « Je l'ai trompé. Je lui ai dit que, cette fois, vous alliez entrer par-derrière. Je l'ai trompé. Mais vous voilà ici. Vous allez pouvoir prendre soin de Milly. Moi, je m'occuperai de Joey. » Puis tout s'évanouit. Sous les yeux du docteur, la vie, l'animation, s'évanouirent, disparurent d'un visage qui semblait trop tranquille, trop mort pour avoir jamais pu en avoir même le reflet. Maintenant, elle l'interrogeait du regard avec une expression absurde, inarticulée, ahurie, tandis qu'elle se courbait, tapie au-dessus de l'enfant, comme s'il se disposait à le lui enlever. Ce mouvement peut-être éveilla le bébé qui poussa un seul cri. Alors, l'ahurissement s'évanouit à son tour. Il s'évanouit doucement, comme une ombre. Elle baissa les yeux vers l'enfant, rêveuse, le visage pétrifié, comique.

— C'est Joey, dit-elle, le petit garçon de ma chère Milly.

Et Byron, devant la porte où il était resté quand le docteur était entré, Byron entendit ce cri et il lui arriva quelque chose de terrible. Il était dans sa tente quand Mrs. Hines l'avait appelé d'une voix telle qu'il avait enfilé son pantalon presque en courant. A la porte de la case, il passa devant Mrs. Hines qui ne s'était pas déshabillée et il entra. Il la vit alors et il s'arrêta net pétrifié. Mrs. Hines était à son côté et lui parlait. Peut-être lui répondit-il, lui parla-t-il. En tout cas, ayant sellé sa mule, il galopait déjà vers la ville. Et il lui semblait la voir encore, voir son visage, tandis que, redressée sur ses bras, dans le lit, elle regardait avec une terreur plaintive, désespérée, la forme de son corps, sous le drap. Cette vision, il l'avait devant lui tandis qu'il éveillait Hightower, tandis qu'il décidait le docteur à partir, tandis que quelque chose en lui-même, la chose agrippée, attendait. Mais, sa pensée allait trop vite pour qu'il eût le temps de penser. Oui, c'était bien cela. Pensée trop rapide pour qu'il eût le temps de penser. Cela dura jusqu'au moment où le docteur et lui arrivèrent à la case. Et alors, juste à l'entrée de la case où il s'était arrêté, il entendit l'enfant pousser un seul cri et il lui arriva quelque chose de terrible.

Il savait maintenant ce qu'était cette chose qui, agrippée à lui, attendait aux aguets tandis qu'il traversait le square désert à la recherche du docteur qu'il avait oublié de retenir. Il savait maintenant pourquoi il avait négligé de retenir le docteur à l'avance. C'était parce que, jusqu'au moment où Mrs. Hines l'avait appelé, il ne croyait pas qu'il (ou elle) en aurait besoin d'un. Comme si, depuis une semaine, ses yeux avaient accepté la forme de son ventre sans que, dans son esprit, il y eût ajouté foi. « Pourtant, je savais, je croyais, pensait-il. Je devais bien le savoir, pour avoir fait ce que j'ai fait, courir, mentir, déranger les gens. » Mais il voyait maintenant qu'il n'avait vraiment cru que lorsque, passant devant Mrs. Hines, il avait regardé dans la case. La première fois que la voix de Mrs. Hines lui parvint à travers son sommeil, il savait ce que c'était, ce qui était arrivé. Il se leva et enfila la nécessité de se presser comme on enfile en hâte un bleu de mécano. Et il savait pourquoi. Il savait que, depuis cinq nuits, il s'attendait à cela. Et cependant, il ne le croyait pas encore. Il savait maintenant que, lorsqu'il courut à la case et regarda à l'intérieur, il s'attendait à la trouver assise, à la trouver debout peut-être devant la porte, placide, toujours la même, hors du temps. Mais, même lorsqu'il mit la main sur la porte, il entendit quelque chose qu'il n'avait encore jamais entendu. C'était un gémissement plaintif, fort, avec quelque chose d'abject et de passionné à la fois, une plainte qui semblait parler à quelque chose, clairement, dans une langue qu'il savait n'être ni sa langue ni celle d'aucun homme. Puis il passa devant Mrs. Hines, à la porte, et il la vit couchée sur son lit. Il ne l'avait encore jamais vue dans un lit, et il croyait que, lorsqu'il la verrait ainsi (si jamais il la voyait), elle serait anxieuse, alerte, légèrement souriante peut-être, et tout à fait consciente de sa présence. Mais, quand il entra, elle ne le regarda même pas. Elle ne semblait même pas s'être aperçue que la porte avait été ouverte, qu'il y avait maintenant quelque chose ou quelqu'un dans la chambre en plus d'elle-même et de cette chose à laquelle elle avait adressé ce cri gémissant dans une langue inconnue aux hommes. Elle était couverte jusqu'au menton, cependant son buste redressé s'appuyait sur ses bras et elle penchait la tête. Ses cheveux étaient défaits et ses yeux ressemblaient à deux trous, et sa bouche, maintenant, était aussi exsangue que l'oreiller qu'elle avait derrière elle. Et, tandis que, dans cette attitude d'alarme et de surprise, elle semblait contempler, avec une sorte d'incrédulité outragée, la forme de son corps allongé sous les couvertures, elle lança de nouveau ce grand cri gémissant, abject. Mrs. Hines, maintenant, était penchée au-dessus d'elle. Elle tourna la tête, son visage pétrifié par-dessus son épaule violette. — Allez, dit-elle. Allez chercher le docteur ; le moment est venu.

Il ne se rappelait pas avoir été à l'écurie. Et pourtant, il y était, il prenait la mule, s'emparait de la selle et la mettait en place. Il allait vite, mais ses pensées se déroulaient avec lenteur. Il savait pourquoi maintenant. Il savait, maintenant, que la pensée se déroulait lentement, doucement, avec calcul, comme de l'huile qu'on verse lentement sur des eaux agitées. « Si j'avais su alors, pensait-il, si j'avais su alors, si j'avais compris. » Il pensait cela tranquillement, avec un désespoir, un regret consternés. « Oui, j'aurais tourné le dos. Je me serais enfui du côté opposé. Par-delà la mémoire, par-delà la connaissance de l'homme. Je crois que, pour toujours, je me serais enfui. » Mais il ne le fit pas. Il passa au galop devant la case. Ses pensées continuaient, calmes, sans qu'il sût pourquoi. « Pourvu que je puisse passer et être hors de portée avant qu'elle hurle encore, pensait-il. Pourvu que je puisse passer avant de l'entendre encore. » Cela le mena quelque temps, jusqu'à la route. Maintenant, la petite bête musclée allait bon train. Il pensait (l'huile s'étalait doucement, sans arrêt) : « Je vais aller d'abord chez Hightower. Je lui laisserai la mule. Il ne faut pas que j'oublie de lui dire de prendre son livre de médecine. Il ne faut pas que j'oublie, disait l'huile en l'amenant jusqu'à la maison du pasteur où il entra après avoir sauté de sa mule au galop. Puis, une autre pensée l'occupa : « Voilà qui est fait » pensant Même si je ne peux pas trouver un docteur véritable Cela le mena jusqu'à la place, puis le trahit. Et il pouvait la sentir, la chose agrippée, aux aguets, pensant Même si je ne trouve pas un docteur véritable. Parce que je n'avais jamais cru qu'il m'en faudrait un. Je ne croyais pas Cette pensée lui emplissait l'esprit, galopait, paradoxalement accouplée avec l'obligation de se hâter, tandis qu'avec le vieux docteur il cherchait la clé du coffre-fort où se trouvait la clé de l'auto. Ils la trouvèrent enfin et, pendant quelque temps, l'obligation de se presser alla de pair avec le mouvement, la hâte, sur la route vide, dans l'aube vide. C'était bien cela, à moins que, ainsi que font les gens, il n'eût remis réalité, terreur ou crainte, entre les mains du docteur près de lui. Quoi qu'il en soit, cela le ramena à la case où ils descendirent de l'auto et se dirigèrent vers la porte derrière laquelle la lampe brûlait toujours. A cet instant, il courut dans le hiatus final de paix avant que le coup ne tombât, que la chose griffue ne vînt l'agripper par-derrière. C'est alors qu'il entendit le cri de l'enfant. C'est alors qu'il comprit. Le jour se levait rapidement. Il était là, debout, calme, dans la paix frileuse, dans l'éveil tranquille, — petit, indéfinissable, lui vers qui, nulle part, personne, homme ou femme, ne s'était jamais retourné pour le regarder à deux fois. Il savait maintenant qu'il y avait toujours eu quelque chose qui l'avait protégé contre l'obligation de croire, et qui, en le faisant croire, l'avait protégé également. Avec un étonnement austère, rigide, il pensa On pourrait croire que si Mrs. Hines ne m'avait pas appelé, si je ne l'avais pas entendue, si je n'avais pas vu son visage, si je n'avais pas compris qu'en l'occurrence Byron Bunch n'est absolument rien pour elle, je ne me serais jamais rendu compte qu'elle n'était pas vierge Et cela, pensa-t-il, était terrible. Mais ce n'était pas tout. Il y avait autre chose. Il ne baissait pas la tête. Il restait là, debout, tranquille, dans le jour naissant, et il pensait, très calme Et cela aussi m'est réservé comme dit le révérend Hightower. Il va falloir que je lui dise. Il va falloir que je le dise à Lucas Burch Cette pensée, maintenant, ne se présentait plus à lui comme quelque chose de naturel, mais bien plutôt comme le désespoir terrible, irrémédiable, de l'adolescence Comment, mais jusqu'à présent je n'avais jamais cru que c'était lui. J'avais l'impression que moi et elle et toutes les autres personnes que j'avais dû mêler à celle affaire, nous n'étions que des mots derrière lesquels il n'y avait rien, que nous n'étions même pas nous, alors que ce qui était nous allait, allait toujours sans même regretter qu'il n'y eût pas de mots pour nous désigner. Oui, c'est maintenant seulement que je crois qu'il est Lucas Burch. Qu'il exista vraiment un Lucas Burch.

— De la chance, dit Hightower, de la chance ! Reste à savoir si j'en ai eu ou non. » Mais le docteur est entré dans la case. Hightower se retourne pendant quelques minutes encore et regarde le groupe près du lit, et il entend toujours la voix joviale du docteur. La vieille femme, maintenant, est assise, très calme, et cependant, tandis qu'il la regarde, il lui semble que bien peu de temps s'est écoulé depuis qu'il luttait avec elle pour lui prendre l'enfant, de crainte qu'elle le laissât tomber dans sa fureur terrifiée et stupide. Stupidité qui n'atténuait pas la fureur quand, ayant presque arraché l'enfant aux entrailles de sa mère, elle l'éleva, très haut, en regardant le vieillard endormi sur le lit. Son corps lourd, comme prêt à bondir, la faisait ressembler à un ours. Le vieux dormait ainsi quand Hightower était arrivé. Il semblait ne pas respirer et, près du lit, le pasteur, en entrant, avait trouvé la femme tapie sur une chaise, semblable à un roc en équilibre au bord d'un précipice. Et, pendant un instant, Hightower pensa Elle l'a déjà tué. Elle a pris ses précautions bien à l'avance celle fois Puis, il avait eu fort à faire. La vieille femme était à son côté, sans qu'il s'en aperçût, jusqu'au moment où, ayant saisi l'enfant qui ne respirait pas encore, elle l'éleva en l'air tout en jetant sur le vieux endormi un regard de tigresse. Puis, l'enfant respira, cria, et la femme sembla lui répondre dans une langue inconnue aussi, sauvage et triomphante. Elle avait l'air à moitié folle quand, luttant avec elle, il lui reprit l'enfant afin de prévenir qu'elle le laissât tomber. « Voyez, dit-il. Voyez. Il est très calme. Il ne vous le prendra pas, cette fois. » Cependant, elle ne le quittait pas des yeux. Elle le fixait avec une stupidité animale, comme si elle ne comprenait pas l'anglais. Mais, la fureur, le triomphe, avaient disparu de sa face. Elle émit un son rauque, larmoyant, et tenta de reprendre l'enfant. « Attention, voyons, dit-il. Ferez-vous attention ? » Larmoyante, elle opina de la tête, et, avec précaution, se mit à tripoter l'enfant. Mais ses mains ne tremblaient plus et il la laissa faire. Et maintenant, elle le garde sur ses genoux pendant que le docteur retardataire se tient près du lit, parlant d'un ton jovial et bourru, les mains occupées. Hightower fait demi-tour et sort. Il descend les marches brisées, avec précaution, comme un vieillard, comme si, dans sa panse flasque, il y avait quelque chose de fatal, de tendu à l'extrême, quelque chose comme de la dynamite. L'aube a fui. C'est le matin : le soleil déjà. Il s'arrête, regarde autour de lui. Il appelle : « Byron ! » Pas de réponse. Alors, il voit que la mule qu'il avait attachée à un piquet de la clôture a disparu aussi. Il soupire : « Eh bien, pense-t-il, me voilà donc rendu au point où Byron pour comble d'outrage m'oblige à faire deux milles à pied pour rentrer chez moi. Ce n'est pas digne de Byron, cela, pas digne de la haine. Mais il arrive si souvent que nos actions ne soient pas dignes de nous. Pas plus que nous de nos actions. »

Il reprend lentement le chemin de la ville. Dégingandé, pansu, il va sous son panama crasseux. Il a fourré tant bien que mal la queue de sa chemise en cotonnade dans son pantalon noir : « Heureusement que j'ai pris le temps de mettre mes souliers », pense-t-il. « Je suis fatigué, pense-t-il, pris d'inquiétude, je suis fatigué et je ne pourrai pas dormir. » Cette idée l'inquiète. Il franchit sa grille du même pas fatigué. Le soleil est haut maintenant. La ville est éveillée. Çà et là, il sent l'odeur des premiers déjeuners. « Puisqu'il ne voulait pas me laisser la mule, il aurait pu me précéder et venir allumer mon fourneau. C'eût été la moindre des choses. Puisqu'il jugeait préférable pour mon appétit de me faire faire une promenade de deux milles avant de déjeuner. »

Il va à la cuisine et allume le fourneau, lentement, gauchement, aussi gauchement, après vingt-cinq ans, que le premier jour où il l'a fait. Il met son café sur le feu. « Et puis, je me recoucherai, pense-t-il. Mais, je sais que je ne dormirai pas. » Mais il remarque que ses pensées ont quelque chose de plaintif, comme les plaintes tranquilles d'une femme dolente qui n'écoute même pas ce qu'elle dit. Puis il s'aperçoit qu'il se prépare un petit déjeuner aussi solide que d'habitude, et il s'arrête. Il fait claquer sa langue comme s'il était fâché. « Je ne devrais pas me sentir aussi bien que cela », pense-t-il. Mais il lui faut admettre qu'il ne se sent pas mal. Et, debout, grand, informe, solitaire dans sa cuisine vide et mal tenue, ayant en main une casserole en fer où la vieille graisse d'hier s'est figée en caillots sinistres, il se sent traversé par une lueur, une vague, un élan, une sorte de chaleur, presque une impression de triomphe. « Je leur ai montré, pense-t-il. La vie renaît encore dans le vieil homme quand ils arrivent trop tard. Ils arrivent pour chercher ses restes, comme dirait Byron ! Mais cela n'est que vanité et vide orgueil. » La lueur, lente, pâlissante, n'en brille pas moins, reste insensible au reproche. Il pense : « Et après ? Qu'importe ? Quand ce serait un sentiment d'orgueil et de triomphe ? Et après ? » Mais, la chaleur, la lueur, n'ont pas besoin non plus qu'on les alimente. La lueur n'est pas apaisée davantage par une orange, des œufs et des tartines de pain grillé. Et il regarde, sur la table, les assiettes vides et sales, et il dit, tout haut cette fois : « Sur mon âme, je ne vais pas laver ma vaisselle maintenant. » Il ne va pas non plus dans sa chambre essayer de dormir. Il va jusqu'à la porte, regarde dans la chambre, toujours en proie à cette lueur d'orgueil, de but bien défini. « Si j'étais une femme, maintenant. Voilà ce que ferait une femme : elle irait se coucher, se reposer ! » Il va dans son bureau. Il agit maintenant comme un homme qui a un but, lui qui, depuis vingt-cinq ans, n'a jamais rien fait entre son lever et son coucher. Et, cette fois, Tennyson n'est pas le livre qu'il choisit. Il choisit, cette fois, de la nourriture d'homme : Henry IV. Et il va dans la cour, et il s'allonge, sous le mûrier, dans sa chaise de toile défoncée. Il s'y affale, gras et lourd. « Mais je ne pourrai pas dormir, pense-t-il, parce que Byron ne va pas tarder à venir m'éveiller. Mais, rien que pour savoir ce qu'il va bien pouvoir me demander de faire cette fois, je ne regretterai pas de m'éveiller. »

Il s'endort rapidement, presque tout de suite. Il ronfle. Quiconque se serait arrêté pour le regarder dans sa chaise aurait vu, sous le reflet jumeau du ciel dans les lunettes, une face innocente, paisible, assurée. Mais personne ne vient. Cependant, quand il se réveille, presque six heures plus tard, il a l'impression que quelqu'un l'a appelé. Il se redresse subitement. La chaise craque sous lui : « Oui, dit-il. Oui. Qui est là ? » Mais il n'y a personne. Cependant, durant quelques secondes encore, il regarde autour de lui. Il semble écouter, attendre, avec ce même air d'assurance énergique. La lueur est toujours là. « J'espérais cependant qu'elle se dissiperait en dormant », pense-t-il. Et, tout de suite après : « Non, je ne veux pas dire j'espérais. En réalité, c'est je craignais. Je me suis donc soumis, moi aussi », pense-t-il, calme, tranquille. Il commence à se frotter les mains, doucement d'abord, puis avec un air un peu coupable. « Je me suis donc soumis, moi aussi. Et je me permettrai... Oui. Cela aussi m'est réservé peut-être. Je vais donc me permettre... » Et alors il le dit, il le pense Cet enfant que j'ai mis au monde. Personne ne porte mon nom. Mais, j'en ai connu auquel une mère reconnaissante a donné le nom du docteur qui l’a accouchée. Oui, mais il y a Byron. Byron naturellement va me devancer. Il faudra donc qu'elle en ait d'autres, qu'elle en ait plus Il se rappelle le jeune corps vigoureux qui, même en travail, révélait quelque chose de tranquille et de brave. D'autres. Beaucoup plus. Telle sera sa vie, sa destinée. La bonne race propagée en soumission tranquille à elle, à la bonne terre ; mère, fille, descendant sans hâte, sans précipitation, de ces flancs vigoureux. Mais engendrés par Byron la prochaine fois. Pauvre garçon. Bien qu'il m'ait laissé rentrer à pied

Il pénètre dans la maison. Il se rase, enlève sa chemise de nuit et met la chemise qu'il portait la veille, et un col, et sa cravate de linon, et son panama. Il lui faut moins de temps pour remonter à la case qu'il ne lui en fallut pour en descendre, bien que, cette fois, il passe à travers bois où la marche est plus difficile. « Je devrais faire cela plus souvent », pense-t-il sous le soleil intermittent. Et il sent la chaleur, l'odeur sauvage et féconde de la terre, les bois, le silence : « Voilà encore une habitude que je n'aurais jamais dû perdre. Mais, ces deux habitudes me reviendront peut-être un jour, bien que celle-ci soit différente de la prière. »

Il sort des bois, à l'autre bout du pré, derrière la cabane. Par-delà la case, il peut voir le bosquet où la maison s'élevait, où elle brûla. Cependant, d'où il est, il ne peut voir les débris calcinés, silencieux, de ce qui autrefois était des planches et des poutres. « Pauvre femme, pense-t-il. Pauvre femme stérile ! N'avoir pas pu vivre une semaine de plus pour voir le bonheur revenir en ces lieux. Pour voir le bonheur et la vie revenir en ces lieux stériles et désolés. » Autour de lui, il croit voir des fantômes de champs fertiles, la vie riche et luxuriante des nègres sur la plantation, les voix chaudes, la présence de femmes fécondes, la prolifique marmaille grouillant, nue, devant les portes, et la grande maison bruyante, retentissante des cris de trois générations. Il arrive à la case. Il ne frappe pas. Sa main ouvrant déjà la porte, il crie d'une voix joviale et qui assourdit presque :

— Est-ce que le docteur peut entrer ?

Personne dans la case, sauf la mère et l'enfant. Elle est assise sur son lit et donne le sein au bébé. Quand Hightower entre, elle remonte le drap sur son sein nu en regardant la porte, sans crainte mais avec intérêt, le visage figé en une expression sereine et chaude, comme si elle se préparait à sourire. Il voit tout cela s'effacer.

— Je croyais... dit-elle.

— Qui croyez-vous... ? dit-il, tonne-t-il.

Il s'approche du lit et la regarde, elle et la figure de l'enfant, la petite face menue, chafouine, couleur de terre cuite, qui semble suspendue au sein sans corps, et qui ne s'est pas réveillée. Elle remonte le drap plus haut, pudique, tranquille, tandis qu'au-dessus d'elle, le grand homme chauve, ventru, la regarde d'un air aimable, rayonnant, triomphant. Elle baisse les yeux vers l'enfant.

— On dirait qu'il ne peut pas s'habituer. Je crois qu'il s'est endormi. Dès que je le repose il se met à hurler et il faut que je le reprenne.

— Vous ne devriez pas être seule ici », dit-il. Il regarde autour de la chambre : « Où... ? »

— Elle est partie aussi. En ville. Elle ne me l'a pas dit, mais c'est là qu'elle est allée. Il s'est sauvé et, quand elle s'est réveillée, elle m'a demandé où il était, et je lui ai dit qu'il était sorti, et elle l'a suivi.

— En ville ? Il s'est sauvé ? » Puis il ajoute : « Oh », tranquillement. Son visage a pris un air de gravité.

— Elle l'a surveillé toute la journée. Et lui la surveillait aussi. Je le voyais bien. Il faisait semblant de dormir. Elle croyait qu'il dormait. Et, après dîner, ses forces l'ont trahie. Elle ne s'était pas du tout reposée, la nuit avant, et, après dîner, elle s'est assise sur la chaise et elle s'est assoupie. Et lui la surveillait, et il s'est levé de dessus l'autre lit, avec précaution. Il clignait de l'œil, grimaçait en me regardant. Il s'est dirigé vers la porte en clignant de l'œil, en grimaçant vers moi par-dessus son épaule et, sur la pointe des pieds, il est sorti. Et je n'ai pas tenté de l'arrêter ni de la réveiller non plus. » Elle regarde Hightower avec de grands yeux graves : « J'avais peur aussi. Il parle drôlement. Et cette façon de me regarder ! Comme si, par ces clignements, ces grimaces, il voulait non pas m'avertir de ne pas l'éveiller, mais me prévenir de ce qui m'arriverait si j'avais l'imprudence de le faire. Et j'avais bien peur. Et j'étais là, couchée, avec le bébé, quand, bientôt, elle s'est réveillée en sursaut. Et j'ai su alors qu'elle n'avait jamais eu l'intention de dormir. On eût dit qu'elle s'était réveillée en même temps qu'elle courait vers le lit où il avait couché. Elle le tâtait, comme ne pouvant se décider à croire qu'il n'y était plus. Elle se tenait ainsi près du lit, tâtant la couverture, comme si elle croyait que, peut-être, il était quelque part, caché dessous. Puis elle m'a lancé un coup d'oeil. Elle ne clignait pas, elle ne grimaçait pas, mais j'aurais mieux aimé qu'elle le fît. Et elle m'a demandé, et je lui ai dit ce qui s'était passé. Alors, elle a mis son chapeau et elle est sortie. » Elle regarde Hightower « Je suis contente qu'elle soit partie. Je ne devrais pas dire cela peut-être, après tout ce qu'elle a fait pour moi. Mais... »

Hightower est debout près du lit. Son visage est très grave. On dirait presque qu'il a vieilli de dix ans depuis qu'il est entré. Ou bien que son visage est maintenant son vrai visage et non un visage étranger à lui-même comme lorsqu'il était arrivé.

— En ville ? » dit-il. Puis, ses yeux se raniment. Il voit de nouveau. « Eh bien, nous n'y pouvons rien, dit-il. De plus, les gens en ville, les gens sensés... Il s'en trouve bien quelques-uns... Pourquoi êtes-vous contente qu'ils soient partis ? »

Elle baisse les yeux. Ses mains, sans la toucher, errent autour de la tête du bébé, geste instinctif, inutile, apparemment inconscient.

— Elle a été bonne. Plus que bonne. Elle tenait le bébé pour que je puisse reposer. Elle voulait toujours le tenir, assise là-bas, sur cette chaise. Il faut que vous m'excusiez, j' vous ai même point prié de vous asseoir. » Elle le regarde qui approche la chaise du lit et s'assied. «... Assise là d'où elle pouvait le surveiller sur le lit où il faisait semblant de dormir. » Elle regarde Hightower avec des yeux qui interrogent, anxieux. « Elle s'obstine à l'appeler Joey alors qu'il ne s'appelle pas Joey. Et elle s'obstine... » Elle observe Hightower avec des yeux étonnés, cette fois, interrogateurs, dubitatifs. « Elle s'obstine à parler de... Elle a l'air de ne plus trop savoir où elle en est. Et moi-même, ça m'embrouille, à force de l'écouter, d'être obligée de l'écouter... » Ses yeux, ses mots cherchent, tâtonnent.

— Ça vous embrouille ?

— Elle parle tout le temps du bébé comme si son père était... celui qui est en prison, ce Mr. Christmas. Elle répète tout le temps ça. Alors, moi, ça m'embrouille. Il me semble quelquefois que je ne peux pas... que je ne suis plus moi-même. J'en arrive à avoir l'impression aussi que son père est ce Mr. Christmas... » Elle le regarde. Elle a l'air de faire un effort incroyable. « Mais, j' sais bien que ça n'est pas vrai. J' sais que c'est bête. C'est parce que je ne suis pas assez forte que ça finit par m'embrouiller comme ça. Mais, j'ai peur... »

— De quoi ?

— J'aime pas être embrouillée comme ça. Et j'ai peur qu'elle n'arrive à m'embrouiller pour de bon, comme on dit que, des fois, quand on se met à loucher, on ne peut plus s'en empêcher... » Elle cesse de le regarder. Elle ne bouge pas. Elle peut sentir qu'il la regarde.

— Vous dites que le bébé ne s'appelle pas Joey ? Comment s'appelle-t-il ?

Elle reste encore quelques instants sans regarder Hightower. Puis, elle lève les yeux. Elle dit, trop soudainement, trop facilement ;

— J' lui ai pas encore donné de nom.

Et il sait pourquoi. Il lui semble la voir pour la première fois depuis qu'il est entré. Il remarque, pour la première fois, qu'elle vient de se peigner et qu'elle s'est également rafraîchi la figure, et il voit, à demi cachés sous le drap, comme si elle les y eût jetés en hâte en le voyant entrer, un peigne et un fragment de miroir cassé.

— Quand je suis entré, vous attendiez quelqu'un. Ce n'était pas moi. Qui attendiez-vous ?

Elle ne détourne pas les yeux. Son visage ne reflète ni innocence ni duplicité. Mais il n'est ni placide ni serein non plus :

— Qui j'attendais ?

— Était-ce Byron Bunch que vous attendiez ? » Elle ne détourne pas les yeux. Le visage de Hightower est réservé, ferme, amical. Et pourtant, on y remarque un peu de cette cruauté qu'elle a pu voir sur le visage de quelques-uns des braves gens qu'elle a connus, surtout des hommes. Il se penche et pose sa main sur la sienne, là où elle soutient le corps de l'enfant. « Byron est un brave homme », dit-il.

— M'est avis que je sais ça aussi bien que personne. Il est meilleur que la majorité des gens.

— Et vous êtes une brave femme... Vous serez... Je ne veux pas dire », dit-il rapidement. Puis il s'arrête : « Je ne voulais pas dire... »

— M'est avis que je sais, dit-elle.

— Non, pas ça. Ça, ça n'a pas d'importance. Ce n'est rien encore. Tout dépend de ce que vous ferez plus tard. De ce que vous ferez de vous-même. Avec les autres. » Il la regarde. Elle ne détourne pas les yeux. « Laissez-le partir. Éloignez-le de vous. » Ils se regardent. « Renvoyez-le, ma fille. Vous êtes sans doute à peine deux fois moins vieille que lui. Mais, vous avez déjà vécu deux fois plus que lui. Il ne vous rattrapera jamais parce qu'il a perdu trop de temps. Et cela aussi, son néant, est aussi irrémédiable que votre tout. Il ne peut revenir en arrière et faire, pas plus que vous ne pourriez revenir en arrière et défaire. Vous avez eu un garçon qui n'est pas à lui, d'un homme qui n'est pas lui. Vous introduirez de force dans sa vie deux hommes et seulement le tiers d'une femme. Lui qui mérite, pour le moins, que le néant dans lequel il vit depuis trente-cinq ans soit violé (s'il faut qu'il soit violé) sans la présence de deux témoins. Renvoyez-le.

— Ce n'est pas à moi de le faire. Il est libre. Dites-lui. Je n'ai jamais rien fait pour le retenir.

— En effet. Vous n'auriez pas pu le retenir, sans doute, si vous l'aviez essayé. En effet. Si vous aviez su comment essayer. Mais, si vous aviez su cela, vous ne seriez pas ici, dans ce lit, avec cet enfant dans les bras. Et vous ne voulez pas le renvoyer ? Vous ne voulez pas dire le mot ?

— Je ne peux rien dire de plus que ce que j'ai dit. Et je lui ai dit non, il y a cinq jours.

— Non ?

— Il m'a demandé de l'épouser. De ne pas attendre. Et j'ai dit non.

— Diriez-vous non maintenant ?

Elle le regarde fixement — Oui, je le dirais maintenant.

Il soupire, énorme, informe. Son visage est de nouveau détendu, fatigué.

— Je le crois. Vous continuerez de le dire jusqu'au moment où vous aurez vu... » Il la regarde encore. Et son regard est toujours dur, ardent. « Où est-il, Byron ? »

Elle le regarde. Au bout d'un instant, elle dit, très calme : « Je ne sais pas. » Elle le regarde, et son visage, soudain, se vide comme si ce qui lui donnait sa solidité, sa fermeté, commençait à se rétracter. Maintenant, il n'y a plus rien de dissimulé, plus rien d'alerte et de prudent dans ce visage. « Ce matin, environ dix heures, il est revenu. Il n'est pas entré. Il s'est simplement avancé sur la porte et il est resté là, et il m'a simplement regardée. Et je ne l'avais pas vu depuis la nuit dernière, et il n'avait pas vu le bébé et je lui ai dit : « Entrez le voir. » Et il m'a regardée, planté là à la porte, et il a dit : « Je viens pour que vous me disiez quand vous voulez le voir. » Et j'ai dit : « Voir qui ? » Et il a dit : « Il faudra peut-être qu'on le fasse accompagner par un agent, mais je peux persuader Kennedy de le laisser venir. » Et j'ai dit : « Laisser venir qui ? » Et il m'a dit : « Lucas Burch ». Et j'ai dit : « Oui. » Et il a dit : « Ce soir ? Ça vous convient ? » Et j'ai dit : « Oui. » Et il est parti. Il était là, debout, et puis il est parti. » Tandis qu'il la regarde avec ce désarroi des hommes devant les pleurs des femmes, elle se met à pleurer. Elle est assise, toute droite, l'enfant dans les bras, et elle pleure, doucement, sans violence, mais avec une abjection patiente, désespérée, sans même se cacher le visage. « Et vous venez me tourmenter pour savoir si je lui ai dit non ou oui, et je lui ai déjà dit non et vous venez me tourmenter, et le voilà parti maintenant. Je ne le reverrai plus jamais. » Et il reste là, assis, et elle finit par incliner la tête, et il se lève, reste debout près d'elle, la main sur sa tête inclinée, pensant Merci, mon Dieu. Mon Dieu protégez-moi. Merci, mon Dieu. Mon Dieu protégez-moi

 

 

Il trouva l'ancien sentier de Christmas qui descendait à la scierie, à travers bois. Il ne savait pas qu'il était là, mais, quand il vit la direction que le sentier prenait, il lui sembla, dans son triomphe, que c'était un présage. Il croit ce qu'elle a dit, mais il désire corroborer l'information pour le simple plaisir de se l'entendre répéter. Il est juste quatre heures quand il arrive à la scierie. Il s'informe au bureau.

— Bunch ? dit le comptable. Vous ne le trouverez pas ici. Il est parti ce matin.

— Je sais. Je sais, dit Hightower.

— Y avait cinq ans qu'il était avec nous. Même les samedis soir. Et puis, ce matin, il est venu dire qu'il partait. Aucune raison. Mais c'est comme ça qu'ils agissent, ces gars des collines.

— Oui, oui, dit Hightower. Ce sont de braves gens quand même. De beaux types d'hommes et de femmes.

Il quitte le bureau. La route qui va en ville passe devant le hangar à raboter où Byron travaillait. Il connaît Mooney, le contremaître.

— Je viens d'apprendre que Byron Bunch n'est plus avec vous, dit-il en s'arrêtant.

— En effet, dit Mooney. Il est parti ce matin. » Mais Hightower n'écoute pas. Les hommes en « bleus » regardent cette silhouette minable, bizarre, qui leur est inconnue. Ils le voient qui contemple, avec une sorte d'intérêt triomphant, les murs, les planches, les machines mystérieuses dont il n'aurait pu comprendre, ni apprendre, la nature ni l'utilité. « Si vous voulez le voir, dit Mooney, m'est avis que vous le trouverez dans la ville basse, au tribunal. »

— Au tribunal ?

— Parfaitement. C'est les assises aujourd'hui. Session spéciale. Pour la mise en accusation de l'assassin.

— Oui, oui, dit Hightower. Comme ça, il est parti ? Oui. Un brave jeune homme. Bonsoir, bonsoir, messieurs. Bonsoir à tous. » Il s'en va, tandis que les hommes en salopette le regardent pendant un instant. Il croise les mains derrière son dos. Il va, pensant tranquillement, tristement : « Pauvre homme. Pauvre garçon. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir d'excuse pour un homme qui attente à la vie d'autrui, surtout si cet homme est un fonctionnaire, un serviteur assermenté de ses semblables. Quand on voit cela sanctionné publiquement dans la personne d'un fonctionnaire qui sait qu'il n'a pas souffert personnellement du fait de sa victime, comment espérer qu'un individu se maîtrise quand il se figure avoir souffert du fait de sa propre victime ? » Il va. Il est maintenant dans sa rue. Bientôt, il peut voir la grille, la pancarte, puis la maison derrière l'opulent feuillage d'août. « Ainsi il est parti sans me dire au revoir. Après tout ce qu'il a fait pour moi. Tout ce qu'il a été me chercher. Que dis-je ? Tout ce qu'il m'a donné, tout ce qu'il m'a rendu. Apparemment cela aussi m'était réservé. Je pense que c'est fini. »

Mais ce n'est pas fini. Il y a encore une chose qui lui est réservée.